Errance d'une métamorphose sociale

Diane Fourdrignier - Klaxon cifas.be (01 janvier 2016)

Si vous la croisez, vous ne la remarquerez peut-être pas directement. Elle pourrait passer inaperçue au milieu de la crasse et de la jungle citadine. Au milieu des pots d’échappement et entre deux flaques d’urine, elle peut pourtant se vautrer sur le trottoir. Une fois que vous l’aurez remarquée, parce qu’elle gigotera finalement un peu plus que les autres, alors vous vous demanderez : qui est cette femme ? Comment a-t-elle échoué sous un pont alors qu’elle porte un tailleur Chanel et des escarpins ? Elle dépareille… Vous noterez que contrairement à vous, elle ne semble attendre ni le tram, ni le taxi. Elle ne semble pas dans le transit quotidien d’un simple aller-retour.

Lydia, c’est son prénom. Richardson, son nom. Vous la trouverez un peu sotte de prendre place ainsi au milieu des clodos de la gare du midi de Bruxelles, ou des traîne-savates du petit parc d’à côté. Au milieu des pue-la-pisse, des crèvela-faim, des sans-abri, des sans-papiers, elle s’égare, Lydia. Elle perd la tête.

Maquillée comme une voiture volée, elle prend des poses de Pietà défoncée

Lydia gigote et se dépatouille dans son « tout correct ». Sa tenue sortie du pressing. Son parfait « 36-38 ». Sa frange est bien coupée et elle a opté pour le carré lisse à la Carole Bouquet. Lydia a coloré ses cheveux en blond cendré. Sauf que ça ne lui va pas. Et cette salope, elle est capable d’ouvrir le champagne et de se bourrer la gueule sous le pont avec une étiquette à cent balles. Ou de se faire peindre le portrait sur un banc du parc pourri d’à côté par un artiste « black », parce que l’Afrique, c’est chic. Parce que les noirs, ils ont de belles couleurs dans leurs villages pauvres et que quand même, ils ont les dents bien blanches et le rythme dans la peau. Et quelle peau d'ailleurs!

Parce que, dans le fond, Lydia, ça la fascine l’Afrique. Ce voyage, cet interdit. Peut-être qu’un jour elle ira au « Club Med Sénégal »…12 Qui sait… Avec une copine égarée et un peu alcoolique comme elle. Cette Afrique qu’elle ne connaît que par les ivoires de son père qui trônaient sur la cheminée. Ceux que la femme de ménage blanche dépoussiérait chaque semaine au même titre que les marches de l’escalier en marbre ou la télé Bang & Olufsen. Mais Lydia qu’est-ce que tu fabriques ? Tu te colles aux pue-la-merde et tu leur parles en plus ? Prête à faire amie-amie ! Et tu partages avec eux du Ruinart que vous buvez au même goulot ? Arrête ! Tu peux attraper des maladies !

Lydia, rentre chez toi ! T’as forcément un mari tout propre qui t’attend dans ton appartement à 700 000. T’as forcé- ment des gosses qui ressemblent aux Triplés13 de Nicole Lambert. T’as forcément une carte de fidélité chez Cyrillus14 que t’intercales dans ton portefeuille de luxe. Lydia tu déconnes ! Tu deviens aussi errante que le sans-papiers africain qui peint ta galerie de portraits place Sainte-Catherine. Et tes pieds sont enflés d’angoisses et de restaurants six services à la mer. Alors, choisis ton camp. Ou rentre chez toi.

Rédemption

Lydia Richardson raconte l’escale d’Anne Thuot. L’artiste franco-bruxelloise, metteure en scène, performeure et professeure à l’INSAS15 n’a pas été chassée de son pays contrairement aux réfugiés qu’elle rencontre dans ses performances. Mais deux bombes ont explosé au milieu de sa cuisine. D’abord, elle a appris que son père allait mourir. Mais ça, c’est comme tout le monde. Puis, elle découvre qu’elle devient héritière. Enfant, Anne passait douze jours sur quatorze à être élevée par sa mère dans un appartement HLM. Et deux jours sur quatorze chez son père qui avait pour habitude de commander du Ruinart sur la place Stanislas à Nancy. Et au milieu des préparatifs d’une cérémonie d’enterrement, Anne apprend chez le notaire qu’elle peut acheter non pas une voiture ou une maison de vacances, avec ce dont elle va hériter, mais l’HLM de sa mère tout entier. Auparavant, Anne était habituée à compter. Et si son budget l’y autorisait, elle donnait dix euros aux clodos de la gare du midi. Alors, elle fait quoi de tout cet argent? Elle en profite, d'abord, pour questionner l'acte de métamorphose.

Va-t-elle se transformer en bourgeoise décadente?

Va-t-elle faire muter sa fortune en la redistribuant en petites coupures ? À qui ? Pour quoi ? Et tout ce fric ? N’est-ce pas aussi le sien ? Celui que son père a récolté en travaillant les douze jours sur quatorze qu’il passait sans ses deux enfants ? Ce legs n’est-il pas aussi l’argent du manque ? L’argent du vide conservé et métamorphosé en consolation ? Alors que sa vie se bouleverse, Anne Thuot invente le personnage de Lydia Richardson. Elle se travestit en bourgeoise scandaleuse et se mêle en chair et en perruque BCBG à la misère et la détresse de la ville. Elle crée une icône décalée, une néo-rentière « cheesy » comme disent les anglophones, traînant une fortune dont elle ne sait que faire, comme un deuil trop lourd à porter.

Lorsque David Bowie engendre Ziggy Stardust, il répand sur le monde une traînée de paillettes Glam Rock ultra débridée et stylée. Il compose son avatar venu de l’espace pour délivrer un message qui autorise une génération à accéder à plus de liberté en terme de représentation et de sexe. Il se métamorphose physiquement et nominativement pour affirmer ses revendications et ses croyances. Un moyen pour l’artiste d’exprimer sa personnalité troublée et de la sublimer. Lydia Richardson, c’est le Ziggy Stardust d’Anne Thuot. Sauf qu’elle n’envoie pas de rêves. Elle met en scène la bourgeoisie, puis elle lui amoche le visage à coups de blush. Elle s’en sert ensuite comme déclencheur d’actions performatives, pour créer des rencontres improbables. Anne se rapproche alors des inconnus errants de son quartier, la gare du midi de Bruxelles. Ils deviennent les complices, les disciples de Lydia R. dans la ville. Elle traite ainsi, non pas de sa double identité sexuelle comme Bowie, mais de sa double condition sociale. Entre le HLM et le Ruinart. Lors de la première étape de travail sur Lydia Richardson, dans le cadre de SIGNAL 2015, l’artiste racontait sa rencontre avec une famille slovaque. Déracinés, en attente d’un toit, ils dormaient à cinq sous le pont de la gare du midi. Une mère, un père, deux enfants et une guitare. Devenus les compagnons d’errance de Lydia, ils composent alors ensemble une série de tableaux vivants qui montrent l’artiste recevant la consolation de la smala, certes en détresse, mais unie et ouverte à la création.

Dans la nouvelle étape de SIGNAL (Septembre 2016), Anne Thuot continue de développer son rapport à l’iconographie. Elle attribue un portraitiste officiel à Lydia, Saïdou Ly, un peintre mauritanien sans-papiers à qui elle passe des commandes à son effigie. Après avoir été consolée dans la première étape, elle demande à un réfugié de la raccorder à son image de femme dans la seconde. L’artiste fera des portraits de Lydia dans la rue, et les tableaux réalisés placeront une mise en abyme au milieu même du cadre de la performance. Un effet qui permet de rompre avec la linéarité narrative. Lydia Richardson ne serait-elle donc pas en train de nous montrer le chemin de la mutation ? Ne serait-elle pas en prise avec la réinvention d’un socialisme d’urgence, un socialisme de proximité ? Un socialisme qui débuterait par regarder son voisin de tramway. Anne Thuot could have chosen to make out a bank draft for Unicef. She began by recalling, through the personage of Lydia, that to create in itself is an act of giving. Anne Thuot aurait pu choisir de faire des virements bancaires à l’Unicef. Elle a commencé par rappeler, à travers Lydia, que la création est un acte de don. Lydia, Ne rentre pas chez toi. Tu es une outsider de ton quartier, une voyageuse des bas-fonds de la ville. Tu t’adresses aux héros tragiques qui errent et monologuent dans les rues. Et en nous proposant d’arracher des plumes de paon à ta robe faite de billets de cinq euros, tu déploies dans nos esprit l’idée que peut-être, aujourd’hui, économiquement, tout est à penser, tout est à recommencer.